Lucire
The global fashion magazine April 26, 2024 

Jack Yan

Une Ford Thunderbird 1964, vendant du glamour aux Américains.

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Nous sommes déjà passés par là

MODE Il y a deux ans, nous avons établi des parallèles entre les tendances du design moderne (et les événements économiques) et celles d’il y a cinq décennies. Si c’est vrai, qu’est-ce qui nous attend au tournant ? Jack Yan se penche sur l’histoire

 

 



AmFAR
 
La couleur de la collection Valentino automne–hiver 2022–3, et Schiaparelli printemps–été 2022. Ci-dessus : Eva Longoria en Mônot et Cartier au gala de l’AmFAR.
 

En 2020, nous avons publiquement avancé la thèse que des temps difficiles allaient arriver, bien que nous ayons attendu que la pandémie soit devenue une réalité avant de publier notre histoire sur notre site web. J’en avais parlé en privé sur les réseaux sociaux, mais il est un peu difficile de prétendre être un visionnaire lorsque la plupart des gens auraient pu, en avril 2020, prédire que la COVID-19 aurait un impact sur la planète.

Dans notre cas, comme il s’agit d’un magazine de mode, il s’agissait d’examiner les tendances et de noter les parallèles entre le début des années 1970 et aujourd’hui. En octobre 2021, nous avons fait quelques comparaisons dans Lucire KSA, en cherchant comment attirer les jeunes consommateurs tout en voyant ce que l’histoire nous disait. L’article de début 2020 a toutefois commencé par quelque chose d’assez ésotérique : les petites fenêtres de voiture.

Tout comme certains croient en la théorie de l’ourlet (plus l’ourlet est haut, plus le marché boursier est porteur), nous croyons en la théorie de la fenêtre. Les États-Unis, qui sont à l’origine de cette tendance, ont commencé par vendre du glamour en plus de l’aspect pratique, chose qu’ils font sur le marché automobile depuis avant la Seconde Guerre mondiale. Mais cette tendance a conduit à l’application de pans de vinyle toujours plus grands sur les toits métalliques des voitures, dans une tentative d’imiter les capots des voitures à chevaux, même si ces toits ne se replient pas. Bien que l’idée soit probablement venue de Ford en 1963, avec son modèle Thunderbird, elle a pris son essor au début des années 1970. Detroit ne pouvait pas vendre de la performance en raison de l’évolution de l’environnement réglementaire, elle a donc vendu du faux luxe à la place, ce qui s’est répercuté sur d’autres parties de la société. Les revers larges, les tissus bouffants, le maquillage de porcelaine étaient ses parallèles dans la mode et la beauté.

Plutôt que d’examiner ce que les consommateurs voulaient vraiment, les acteurs établis ont fait la même chose, in extremis. Le bon design est devenu criard. Et lorsque le choc économique suivant s’est produit en 1973, avec la guerre israélo-arabe, le prix de l’essence a grimpé en flèche, et Detroit s’est soudain retrouvé dans la position de l’empereur déshabillé : les grosses voitures n’intéressaient personne, si un petit modèle économique de Toyota, Nissan ou Volkswagen suffisait. En Occident, l’inflation a suivi, ce qui est compréhensible.

La portée de cette article n’est pas d’examiner les conflits géopolitiques, même s’il est facile d’établir des parallèles avec cette période. Lorsque nous avons publié notre article en 2020, nous avons fait allusion à la crise du carburant, et il est tentant d’assimiler les grosses voitures de Détroit aux suv modernes et inefficaces. Mais cette fois, les Japonais en fabriquent aussi, tout comme Volkswagen ; il n’est probablement pas surprenant que la Tesla Model 3, qui n’est ni le modèle le plus récent, ni un modèle abordable pour de nombreuses familles, ait connu des ventes soutenues en 2021.

Où en sommes-nous avec la mode ? Le défilé de Cannes a montré des tenues plus révélatrices que jamais, avec beaucoup de couleurs vives. Cela se reflète sur Tiktok, où les utilisateurs égayent la journée de leurs followers avec des couleurs. Nous le voyons sur Instagram, et nous le voyons dans la culture des jeunes, avec ce que Shein propose – sa politique est peut-être discutable, mais elle montre où sont les tendances.

Une fois de plus, nous avons des parallèles avec le début des années 1970 : après avoir rejeté les violets, les oranges, les bruns et les jaunes qui ont commencé la décennie, les designers ont fait des pieds et des mains pour faire quelque chose pour laisser leur empreinte. Les tendances des années 1960 épuisées, vers où se diriger ensuite ?

En 1973, le Grand Divertissement à Versailles – plus connu en anglais sous le nom de Battle of Versailles, nommé ainsi par la presse – a vu cinq couturiers français montrer leurs produits, ainsi que cinq designers américains. Du côté français, on trouve Pierre Cardin, Marc Bohan pour Christian Dior, Hubert de Givenchy, Yves Saint Laurent et Emanuel Ungaro. Du côté américain, Bill Blass, Stephen Burrows, Halston, Anne Klein et Oscar de la Renta. Le but était de récolter des fonds pour restaurer le château.

Avec le recul, le mot « bataille » n’est probablement pas inexact, car le contraste entre les nations était évident : le système de classes de l’ancien monde contre la méritocratie américaine ; l’art de la couture contre le mercantilisme des États-Unis ; et la gamme de créateurs français entièrement blancs contre la diversité des États-Unis (Burrows est noir, tout comme 10 des 36 mannequins américains). Du point de vue des tendances, cette soirée était une nuit de couleurs, les Américains utilisant les teintes les plus vives – rouge, vert, jaune et bleu – pour signaler leur arrivée et leur sens de l’humour, et l’histoire considère généralement que l’outsider visiteur a « gagné ». Les effets de la bataille de Versailles se poursuivent aujourd’hui : en Europe, elle a été le signal de l’arrivée du design. Aujourd’hui, cependant, il faut se demander si les Etats-Unis représentent l’établissement hiérarchique qui doit relever un défi. D’où émergera la nouvelle méritocratie ?

C’est un tournant dans les tendances, donnant au public occidental un peu d’optimisme alors que les choses étaient incertaines. La lourdeur des années 1970 a commencé à céder la place à la légèreté.

C’est également à cette époque que les tendances se sont orientées vers l’efficacité : l’autosuffisance en cultivant sa propre nourriture est devenue tendance, la surface des vitres des voitures (encore une fois) s’est agrandie car elle laisse entrer la lumière dans les cabines, et le design rationnel et moderniste des produits et des graphiques est devenu plus élégant qu’expérimental. C’est l’époque de l’ItalDesign, du Trimphone et de la combinaison. Le tailleur-pantalon pour femme devient acceptable. Les lignes droites sont plus tendance que les courbes, car elles véhiculent volume et modernité, même si nous avons dû subir l’ère des pantalons évasés. Nous ne pouvons qu’espérer que 2023–4 ne sera pas aussi criarde, mais les premiers signes sont prometteurs : les voitures électriques chinoises telles que la IM L7 ont une esthétique simple et efficace.

On pourrait induire que cette théorie n’a aucun lien réel avec l’économie ; que les choses sont simplement cycliques et que lorsqu’une tendance s’épuise, une autre doit nécessairement surgir. C’est possible. Mais nous pourrions répondre : une tendance serait-elle considérée comme épuisée si le public est tout à fait heureux de tomber sur la même chose, dans un désir de se dire que « tout est normal » alors que ce n’est manifestement pas le cas ? Historiquement, c’est ce que nous avons fait jusqu’à ce que les événements de 1973 fassent sortir beaucoup de gens de leur torpeur. Cette fois-ci, nous pourrions même nous rendre compte de ce qui est systémique en Occident et qui nous conduit à nouveau à un point similaire dans les cycles économiques et de tendances. Pouvons-nous secouer tout cela pour que, en tant qu’humanité, nous puissions vraiment avancer ensemble ?

 


Ci-dessus : Couverture de Vogue de mai 1974 : vêtements et caractères colorés. La Volkswagen Golf de 1974. La voiture électrique chinoise IM L7 de 2022.

 

Jack Yan est fondateur et éditeur de Lucire. Traduit par Alexander Guy.

 

 

 

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